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NPA 27 -  Eure

GREVISTES, JEUNES REVOLTES, GILETS JAUNES...

5 Décembre 2019 , Rédigé par NPA 27 Publié dans #Luttes Ouvrières

Pour Ludivine Bantigny, historienne spécialiste de Mai 68, l’actuelle explosion de colères tient de la légitime défense face à la violence politique et économique.
Mobilisation, revendications, unité syndicale et grève dans tous les secteurs : la journée du 5 décembre, qu’on appelle déjà « jeudi noir », sera le point d’orgue d’une année de malaise social. Un spectre hante le gouvernement : celui des grèves de 1995, qui avaient paralysé le pays pendant trois semaines et conduit à l’abandon du plan Juppé sur les retraites. Craintes et espoirs vont donc s’affronter autour d’un mouvement multiforme et renouvelé, sous l’impulsion des Gilets jaunes depuis un an. Pour l’historienne Ludivine Bantigny, spécialiste des révoltes de 1968 et qui ne fait pas mystère de son engagement à la gauche de la gauche, les injustices sociales couvent depuis trop longtemps et légitiment la colère, y compris dans ses manifestations destructrices. Et si, pour elle, 1995 est une référence incontournable, d’autres méritent qu’on y réfléchisse.
Comment s’annonce à vos yeux cette journée du 5 décembre ?
Je crois que ce sera une journée historique, d’abord parce qu’elle émane essentiellement de la base, même si les syndicats y appellent. Il faut la voir aussi comme le fruit d’un héritage : en 1995, 2003 ou 2010 déjà, de grandes manifestations défendaient les retraites. Puis, en 2016, un cycle nouveau s’est ouvert avec l’opposition à la loi El Khomri, qui modifiait profondément la législation du travail. Ce mouvement de 2016 reste une matrice pour les soulèvements actuels, car depuis on a assisté à l’articulation entre grèves, manifestations et nouvelles formes de mobilisation, comme les Gilets jaunes.
Manifesterez-vous le 5 ? La neutralité des sciences sociales ne vous oblige-t-elle pas à une certaine distance ?
Bien sûr, je manifesterai ! Les intellectuels ne sont pas différents de celles et ceux qui luttent. Le philosophe Jacques Rancière considère comme un intellectuel quiconque participe à la machine sociale et décide de se décaler pour y introduire de la réflexion. De nombreux chercheurs, qui ne sont pas épargnés par la précarité, soutiennent les Gilets jaunes ou rejoignent, comme moi, le collectif « Gilets jaunes enseignement recherche ». Je crois à l’objectivité des sciences sociales, mais pas à la neutralité. L’objectivité réside dans la rigueur de la méthode : travailler sur les sources, les croiser avec un regard critique et la volonté de comprendre le point de vue des divers protagonistes. C’est ce qui permet de bien faire son métier, honnêtement, avec intégrité, pour celles et ceux dont nous faisons l’histoire. “L’histoire est en train de se faire, je n’ai pas envie de la regarder de haut, comme un entomologiste observerait des insectes. Je préfère plonger dedans.” Mais le choix de nos sujets, de nos angles, indique qu’il n’y a pas de neutralité possible. Il n’est pas neutre, par exemple, de choisir pour objet d’étude 1968, ou bien une histoire sociale des Champs-Élysées, sur laquelle je mène une recherche, notamment avec les éboueurs ou les personnels des palaces. C’est la « réflexivité » à laquelle appelait Pierre Bourdieu, qui s’était lui-même rendu gare du Nord en 1995 : dans nos choix de recherches s’inscrit notre parcours, notre sensibilité. L’histoire est là, en train de se faire, et je n’ai pas envie de la regarder de haut, comme un entomologiste observerait des insectes. Je préfère plonger dedans, rencontrer ceux qui l’animent au plus près, et qui sont pour beaucoup semblables à mes parents, mes grands-parents, mes cousins… C’est le monde d’où je viens.
Votre famille avait-elle une tradition militante ?
Pas du tout. J’ai moi-même commencé à manifester justement en 1995. Mes parents travaillaient à la Poste, dans la banlieue de Lille. Ma mère aux chèques postaux, mon père comme facteur. Il avait sa carte de la CGT, mais ne militait pas. Ma famille n’avait pas de culture politique, certains pouvaient par exemple voter Chirac, à l’encontre de tous leurs intérêts, parce qu’ils le trouvaient bel homme et sympathique. Mais je connais intimement la vie des gens qui, comme mon père, se lèvent toute leur vie à 5 heures du matin, six jours par semaine, pour un tout petit salaire. Je l’ai toujours vu trimer, épuisé, chercher à mettre du beurre dans les épinards en vendant à l’automne les calendriers, dont nous comptions chaque jour les sous un par un. Ma mère, aujourd’hui retraitée, rêve encore du moment, dans les années 1980, où la Poste a commencé à « évaluer » les salariés, aiguisant la compétition entre collègues pour les primes, incitant à la délation des manquements des uns ou des autres…
Aujourd’hui, jugez-vous pertinente la référence aux grèves de novembre-décembre 1995 contre le « plan Juppé » ?
Le mouvement de 1995 portait sur des points précis : les retraites et la Sécurité sociale. Mais s’y était ajoutée une prise de conscience plus générale : on se réveillait de quinze années pendant lesquelles notre seul horizon semblait le néolibéralisme, la course sans répit à la concurrence et au profit, à l’image des piles Wonder, dont l’homme d’affaires Bernard Tapie faisait la publicité en 1986. La grève de 1995 a ouvert une contestation nouvelle, on a réalisé que le mot « réforme », qui signifie en principe une amélioration du quotidien et du bien-être commun, allait en réalité à rebours du progrès social. Aujourd’hui, la révolte est encore plus profonde, et de plus en plus de personnes s’emparent de thématiques qu’on osait à peine envisager, comme le refus d’un productivisme exacerbé, la remise en cause du modèle capitaliste ou l’exigence d’une société plus écologique.
Selon le haut-commissaire aux retraites Jean-Paul Delevoye, il faut supprimer les régimes spéciaux pour revenir aux fondamentaux de la protection sociale de la Libération…
Il est absurde de prétendre que les déséquilibres structurels seraient dus aux régimes spéciaux, qui sont en réalité des conventions collectives concernant un nombre infime de salariés et visant à compenser des inégalités liées aux conditions de travail et à des pénibilités spécifiques. Ce mot, « pénibilité », a un sens : à la RATP, quand on travaille sans voir la lumière du jour, à la SNCF ou dans les hôpitaux, quand les horaires bouleversent la vie familiale. Et même à l’Opéra de Paris, parce qu’à 40 ans le corps d’un danseur ne répond plus comme à 20 ! Un cheminot, une aide-soignante ou un égoutier victime de la surmortalité liée à son travail insalubre ne sont pas des privilégiés de la société. Les vraies inégalités se situent dans l’écart croissant entre les plus riches et les plus pauvres. Et le monde ouvrier ne se réduit pas aux anciennes catégories de l’Insee (automobile, industrie textile ou sidérurgie), mais inclut les femmes de chambre des hôtels de luxe, les chauffeurs Uber, les employés des supermarchés ou de la restauration rapide… “La violence réside avant tout dans les conditions de travail que subissent la majorité des salariés. Dans la pression à la productivité qui tue des gens à petit feu.”
Peut-on voir le mouvement du 5 décembre et peut-être des jours suivants comme un prolongement de celui des Gilets jaunes depuis un an ?
Oui, dans le sens où les Gilets jaunes témoignent, depuis un an, d’un soulèvement populaire considérable et inédit, par son ampleur géographique et sociale, par ses modalités d’occupation d’endroits transparents comme les ronds-points, devenus des lieux de sociabilité et de partage, où l’on discute de questions majeures sur la justice fiscale et la pratique démocratique. Ils incarnent une réappropriation de la chose politique, au sens où l’entend Jacques Rancière : il définit la « politique » non pas comme la gestion de la société, mais comme le geste de prendre la parole et de délibérer pour réfléchir au commun. Les Gilets jaunes clament : « Nous sommes tous des femmes et des hommes politiques », et cette affirmation répétée chaque samedi a préparé le terrain à cette grande grève, orchestrée de manière plus classique par les syndicats.
Mais ils n’ont créé aucune organisation susceptible de déboucher sur une négociation. Et les violences accompagnant leurs manifestations ont souvent décrédibilisé leur action…
L’hétérogénéité des mots d’ordre et l’absence de représentants appartiennent à la nature de ce mouvement, qui a rendu visible tout un pan du monde social en situation d’isolement, de précarité et de grande pauvreté. Il a aussi promu une façon nouvelle de se mobiliser : prendre le temps de la discussion collective, de la délibération, refuser de professionnaliser le discours – comme Nuit debout, en 2016. Quant à la violence, l’évêque brésilien Dom Hélder Câmara (1909-1999), qui était un homme d’Église et non le premier gauchiste venu, en distinguait trois types : l’exploitation et l’aliénation économique et structurelle ; la violence révolutionnaire qui riposte à celle-ci ; et enfin la violence de la répression policière. La situation actuelle illustre ces trois catégories. À mes yeux, la violence réside avant tout dans les conditions de travail que subissent la majorité des salariés. Dans la pression à la productivité qui tue des gens à petit feu, comme le montre par exemple le film Corporate, de Nicolas Silhol (2017). Dans la détresse d’un jeune homme de 22 ans qui tente de s’immoler par le feu pour dénoncer la précarité étudiante. Et aussi dans la troisième catégorie identifiée par Dom Hélder Câmara : les dizaines de manifestants éborgnés ou blessés lors des manifestations.
Le déchaînement de certains manifestants – voitures brûlées, magasins et abribus brisés, kiosque à journaux incendié… – ne serait donc qu’une violence de riposte, d’une gravité relative ?
Je ne dis pas que cette stratégie est la bonne. Mais même très visible, cette violence est minoritaire, et je me refuse personnellement à mettre sur le même plan des personnes blessées, parfois mutilées à vie, et des poubelles brûlées, des vitrines de banques ou de boutiques de luxe brisées, un Arc de Triomphe tagué ou une statue de plâtre détruite et réparée quelques jours plus tard. On parle de ceux qui agissent en « black blocs » comme de dangereux nihilistes. Mais souvent, ce sont des personnes engagées généralement dans une solidarité active (grèves, occupations, réquisitions de logements…). Et qui à un moment précis, parce qu’elles en ont assez de se cantonner aux parcours classiques du cours Clemenceau à Rouen ou de Bastille-Nation à Paris, décident de modifier les rapports de forces en passant à une action de destruction. “Vous les appelez ‘casseurs’ ; je les vois comme des gens ponctuellement engagés dans une offensive politique qui passe par le corps et la violence.”
Vous légitimez presque les gestes des casseurs !
Vous les appelez « casseurs » ; je les vois, moi, comme des gens ponctuellement engagés dans une offensive politique qui passe par le corps et la violence. Ils n’agissent finalement pas différemment de ceux qui ont pris la Bastille en 1789, en détruisant très violemment un monument national. Or nous avons fait de ce jour notre Fête nationale, même s’il commémore aussi le 14 juillet 1790 et la Fête de la Fédération ! Par ailleurs, je note qu’une violence comparable recueille notre indulgence, voire notre approbation, quand elle s’exprime à Hongkong, au Chili ou au Liban…
Quel rôle selon vous peut jouer la jeunesse dans ce grand moment social qui s’annonce ?
La jeunesse dans la rue, c’est le cauchemar de tous les gouvernements. Les archives montrent très bien qu’en 1968 les conseillers de Charles de Gaulle estimaient pouvoir gérer une grève ouvrière ou des mobilisations étudiantes, mais que la conjonction des deux les inquiétait au plus haut point. Les jeunes sont moins dépendants que les adultes de contraintes sociales, familiales. Ils veulent en découdre, ont des modes d’action spontanés, et sont moins maîtrisables. De plus, une répression contre la jeunesse est rarement populaire. En 1968 encore, la mobilisation avait commencé bien avant mai et juin, mais c’est devant des jeunes matraqués, au visage ensanglanté, que l’opinion s’est massivement indignée.
Dans La France à l’heure du monde, vous analysez la production culturelle récente. Quelle image donne-t-elle du monde du travail ?
Le CSA a établi que les ouvriers sont sous-représentés à la télévision, alors qu’ils constituent plus de 20 % de la population active. En revanche, il y a eu un tournant au milieu des années 90 dans la production de films sur le monde du travail, notamment avec En avoir (ou pas) (Laetitia Masson, 1995), Ressources humaines (Laurent Cantet, 1999), Rosetta (les frères Dardenne, 1999), jusqu’à En guerre (Stéphane Brizé, 2018)… La littérature n’a pas cessé de consacrer des romans très réalistes au monde du travail ouvrier et des luttes : Gérard Mordillat, Leslie Kaplan ou Arno Bertina. Même Éric Vuillard évoque cet univers avec 14 Juillet (2016) ou La Guerre des pauvres (2019), tout comme Nicolas Mathieu dans Leurs enfants après eux (prix Goncourt 2018). Ces représentations sont fondamentales, car le désarroi de ceux qui luttent vient beaucoup des mauvaises représentations que les médias font d’eux. Les Gilets jaunes ont ainsi repris l’affiche des ateliers populaires de 1968 représentant une bouteille indiquant « Presse, ne pas avaler », en remplaçant « presse » par « BFM TV »… “Il est fondamental que des personnes qui portent l’espérance d’une société plus juste et humaine descendent dans la rue et se la réapproprient comme un espace politique.”
Gilets jaunes, violets contre les violences faites aux femmes, verts pour le climat : n’y a-t-il pas un risque de fragmentation et d’illisibilité des revendications ?
Il est avant tout fondamental, et réjouissant à mes yeux, que des personnes qui se révoltent et portent l’espérance d’une société plus juste et plus humaine descendent dans la rue et se la réapproprient comme un espace profondément politique. Toutes ces marches sont des expressions puissantes d’engagement, de solidarité et aussi d’une créativité dans les slogans et les pancartes, qui rappelle celles de 1968, avec une sociologie évidemment différente. Bien sûr, il y a un risque de cloisonnement entre les mouvements, de dispersion, voire de concurrence, ou d’incompréhensions entre grévistes et usagers. C’est pourquoi certains réfléchissent, par exemple, à faire grève en rendant les transports gratuits (ce qui serait pour l’heure illégal). Mais il y a aussi des points de convergence entre des gens qui, tous, voudraient « changer la vie », comme le disait Rimbaud. C’est ce que montrera, peut-être, le mouvement qui débute le 5 décembre.
Telerama 3 décembre.
GREVISTES, JEUNES REVOLTES, GILETS JAUNES...
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