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NPA 27 -  Eure

MAI-68 : les prémisses, la grève générale, les leçons pour demain.

1967-1968

Des grèves ouvrières annonciatrices
de Mai 68


Article publié dans "Rouge" du 1er mai 2008

Les événements de Mai 68 ne sont pas le fruit du hasard. Ils sont précédés de grèves particulièrement combatives.

     

 

           

Affiche de Mai 68. Photothèque Rouge/Jean-Pierre Deshayes

     

La classe ouvrière, affaiblie par le coup d’État de 1958, ne relève la tête qu’en mars 1963, avec la grève des mines pour les salaires et contre les licenciements. Elle implique les mineurs, mais aussi les employés, parfois même les cadres. Elle dure un mois, malgré la réquisition tentée par de Gaulle. Cette année-là, il y a 5 990 150 jours de grève (1 137 700 en 1958). Après la pause électorale de 1965, les luttes reprennent en 1966 (2,5 millions de jours de grève), violentes et brutales. Des barricades sont dressées à Redon, au Mans. Le 17 mai 1966, se tient l’une des plus importantes journées d’action organisées depuis 1958. En 1967, ces conflits localisés et durs se multiplient, il y aura 4,5 millions de journées de grève.

L’un des plus emblématiques est celui des Rhodiaceta, usines de textiles artificiels, qui renoue avec l’occupation. La grève commence le 25 février, à Besançon (3 000 salariés). Les syndicats annoncent une grève, le lundi, contre le chômage partiel. Dès le samedi précédent, l’équipe sortante décide de commencer la grève, sans attendre, et d’occuper l’usine. La grève s’étend à Lyon-Vaise, à péage de Roussillon. Elle va durer cinq semaines. L’occupation des locaux entraîne un fort mouvement de solidarité local, notamment avec un comité universitaire de soutien ; et national, impliquant des personnalités du monde de la culture. La mobilisation sur place des travailleurs permet le développement d’une véritable effervescence. Alors que la revendication initiale portait sur le refus du chômage partiel, l’accord prévoit des augmentations de salaires. Cette réponse est refusée par une partie des ouvriers, qui dressent une barricade devant l’usine et se saisissent des lances à incendie. Les gendarmes mobiles interviennent. La reprise est votée à une très courte majorité. Malgré ces résultats mitigés, la grève de la Rhodia constitue une expérience fondamentale des luttes précédant 1968.

 

Affrontements

À Saint-Nazaire, les mensuels des chantiers navals arrêtent le travail 63 jours pour l’augmentation des salaires et contre les primes à la tête du client. À cette époque, les ouvriers sont payés à l’heure et les mensuels perçus comme les collaborateurs des patrons. Leur grève est une nouveauté. Des manifestations hors de l’usine sont organisées. La population soutient massivement les grévistes : 3 000 femmes manifestent, le comité de soutien organise la distribution de nourriture (des tonnes de poisson, patates, carottes, poulets, etc.), les coiffeurs « rasent gratis » les grévistes (un jour)…

Il y a aussi des grèves chez Berliet, dans les mines de fer en Lorraine, avec occupations. Chez Dassault, des débrayages surprises sont systématisés, dans ce que les travailleurs appelleront la grève « tam-tam » : certains jours, il y a cinq minutes de grève toutes les heures et des manifestations dans les ateliers accompagnées d’un orchestre improvisé… Le 17 mai, une grève générale interprofessionnelle unitaire (CGT, CFDT, FO et FEN), contre les projets d’ordonnances sur la Sécurité sociale, qui visent à faire disparaître la gestion par les organisations syndicales, est l’occasion de manifestations très massives. Les ordonnances seront adoptées le 27 août : beaucoup s’en souviendront un an plus tard. Le 25 mai, dans les colonies, en Guadeloupe, les forces de l’ordre tirent sur une manifestation d’ouvriers demandant une augmentation salariale de 2,5 %, faisant morts et blessés. Le mouvement de révolte qui suit dure trois jours, faisant des dizaines de morts (probablement 85). En octobre, trois manifestations violentes embrasent la ville du Mans, successivement les agriculteurs, les ouvriers de Renault, enfin ceux de Jeumont Schneider, Glaenzer-Spitzer et Ohmic. Les manifestants convergeant vers le centre-ville bousculent les barrages de CRS et donnent l’assaut à la préfecture.

En janvier 1968, Caen prend le relais. Le 23, une grève d’une heure est appelée à la Saviem (4 000 salariés) pour l’obtention d’une augmentation de salaires (6 %), la création d’un fonds de garantie de ressources en cas de réduction d’horaires, et le respect des droits syndicaux. La base, pour l’essentiel composée de jeunes travailleurs (environ 500), déborde les syndicats, défile en cortège dans l’usine et entraîne les autres travailleurs. L’usine est occupée, des piquets de grève sont mis en place toute la nuit. L’autoritarisme de la maîtrise est dénoncé. Le lendemain, la manifestation des Saviem retrouve les grévistes de Jaeger et Sonoral, qui sont eux aussi en grève illimitée. La police charge, les affrontements sont violents.

Jeunesse

Le 27 janvier, une nouvelle manifestation est organisée, rejointe par d’autres usines (Moulinex, SMN), en grève de solidarité. Les jeunes travailleurs, rejoints par une centaine d’étudiants venus prêter main-forte, débordent le service d’ordre syndical aux abords de la préfecture dans laquelle ils essaient de pénétrer. La chambre patronale, la préfecture, les banques n’ont plus de vitres. C’est une nuit d’émeute jusqu’à 5 heures du matin : on compte près de 200 blessés.

Le 30 janvier, la grève s’étend à l’ensemble des entreprises métallurgiques de la région : 15 000 grévistes. Le 2 février, le vote donne 502 voix pour la poursuite de la grève et 272 pour les actions à l’intérieur de l’entreprise. Les organisations syndicales, jugeant trop faible le nombre de votants, décident la reprise du travail. Celle-ci a bien lieu, le lundi 5, mais, à 14 heures, sans aucune consigne, 3000 ouvriers quittent le travail, manifestent dans l’usine et s’en vont !

À Redon, les syndicats lancent un mouvement pour une augmentation de 30 centimes. Le 11 mars, alors que les délégués syndicaux discutent dans la mairie avec le patronat, dehors, les jeunes décident de manifester leur détermination : ils barrent la voie ferrée Paris-Quimper et ils se heurtent violemment aux CRS. Les mois suivants, d’autres grèves se développent, dans la métallurgie, les banques, à Air Inter. Des manifestations locales ayant une dimension régionale se multiplient : Pays-de-Loire, Nord-Pas-de-Calais, Bretagne, Le Mans, Mulhouse…

Toutes ces grèves sont riches de leçons, témoignant d’une combativité qui ne trouve pas à s’exprimer dans les initiatives officielles des syndicats. Elles ouvrent un nouveau cycle de luttes ouvrières, qui va se développer jusqu’à la fin des années 1970. Les jeunes y ont un rôle moteur dans la détermination des formes de lutte. Ces jeunes, souvent peu qualifiés et soumis à une autorité insupportable de chefaillons, sont peu syndiqués et sans expérience de lutte. Les directions syndicales contrôlent peu cette base, qui ne les reconnaît pas, pour la première fois depuis des décennies.

Les jeunes joueront un rôle important, en écho aux barricades étudiantes, dans le déclenchement des grèves de mai-juin 1968 et les formes qu’elles prendront, mais ils ne constitueront pas une force alternative à celle des directions syndicales, notamment de la CGT, et du PCF.

 

Charles Paz


22 mars 1968:
Le prélude du mouvement étudiant

-Article paru dans "Rouge" du 20 mars 2008-

Le 22 mars 1968, 150 étudiants occupent, jusque tard dans la nuit, le bâtiment administratif de Nanterre. Le Mouvement du 22 Mars est né.


 

 

Pour faire face à l’augmentation des effectifs étudiants – qui passent de 215 000 en 1960-1961 à 500 000 en mai 1968, soit une croissance annuelle de 40 000 étudiants –, la construction d’annexes des facultés parisiennes est décidée. Afin de désengorger la Sorbonne, Nanterre est choisie, l’armée ayant cédé 35 hectares de terrain à l’Éducation nationale, à côté du bidonville. En 1964, les premiers bâtiments sont ouverts aux étudiants. Ils sont 1 200 en septembre, 2000 en fin d’année universitaire. À la rentrée 1967-1968, on compte 10 000 étudiants.

Cette faculté est représentative des contradictions des universités : problèmes matériels – locaux trop exigus pour des étudiants plus nombreux –, déséquilibres sociaux – le nombre d’enfants d’ouvriers à l’université, bien qu’augmentant, reste faible (10 %) –, inquiétude sur l’avenir – on commence à reparler du chômage, et notamment du chômage des jeunes. La réforme Fouchet, du nom du ministre qui l’élabore et qui passe de l’Éducation à l’Intérieur, devant entrer en vigueur à la rentrée 1968, le désordre et l’incertitude règnent quant à la transition entre ancien et nouveau système (problème des « équivalences »). Et l’on sait qu’au Conseil des ministres, avec l’appui du général-président De Gaulle, la sélection à l’entrée des universités est mise à l’ordre du jour.

Ce terreau fertile nourrit une remontée générale des luttes étudiantes, tranchant avec une certaine apathie. Le 6 novembre 1967, jour de la « rentrée solennelle » de l’université à la Sorbonne, un imposant défilé étudiant s’organise boulevard Saint-Michel et s’affronte – déjà – aux policiers. À Caen, en janvier 1968, de nombreux étudiants participent avec les ouvriers – notamment les jeunes – de la Saviem aux manifestations et aux affrontements avec les CRS et les gardes mobiles. Si l’Union nationale des étudiants de France (Unef) conserve un rôle fédérateur, elle est considérablement affaiblie : réunissant un étudiant sur deux au plus fort de la guerre d’Algérie, elle n’en rassemble plus, au mieux, qu’un sur dix en cette année 1968. Elle n’est plus le porte-parole officiel unique du monde étudiant, depuis que le gouvernement a favorisé, à sa droite, la scission de la Fédération nationale des étudiants de France (Fnef), en 1961, et qu’elle est elle-même divisée, voire parfois paralysée en interne. Les groupes politiques, qu’ils soient issus de la crise de l’Union des étudiants communistes (UEC) – Jeunesse communiste révolutionnaire (JCR, ancêtre de la LCR), Union des jeunesses communistes marxistes-léninistes (UJCML, maoïste) – ou non – Étudiants socialistes unifiés (ESU), libertaires, Fédération des étudiants révolutionnaires (FER) – se développent, et ils attirent autant, sinon plus, que le syndicat étudiant, même si leurs militants en sont membres.

 

Occupations

 

Néanmoins, Nanterre offre des spécificités qui préfigurent un autre visage du mouvement étudiant. Véritable ghetto, coincé entre bidonville, terrain vague, chantiers et ligne de chemin de fer, la faculté n’est pas (comme à la Sorbonne ou au Panthéon) dans la ville. Ni cafés, ni cinémas aux alentours. Les seuls lieux de sociabilité, de regroupement, de résistance (voire de survie) sont la cafétéria et le local de l’Unef. Alors qu’ailleurs, l’Unef est en crise, à Nanterre, il y a 600 adhérents sur 2 000 étudiants en 1965, 1 200 adhérents à la rentrée 1966… mais plus que 600 sur 10 000 en 1968.

Nanterre est une fac jeune… Jeunes enseignants, assistants, exclus (comme les étudiants) des assemblées de faculté où ne siègent que les professeurs et les mandarins… Militants éloignés des débats parisiens, ils tissent – malgré les désaccords et les concurrences – les mailles d’un véritable « esprit nanterrois ». Au printemps 1968, environ 250 à 300 militants actifs – membres ou non de l’Unef ou des groupes politiques – se retrouvent dans les actions. Si l’UEC, Voix ouvrière (VO, ancêtre de Lutte ouvrière), les ESU, le Parti communiste marxiste-léniniste de France (PCMLF, maoïste) et les « pro-situs » (du courant dit «situationniste ») comptent chacun quelques militants, l’UJCML, le Comité de liaison des étudiants révolutionnaires (Cler, trotskyste, courant Lambert), la JCR, qui « tient » la présidence de l’Association générale des étudiants de Nanterre-Unef (Agen-Unef) et l’Association des résidents de la cité universitaire de Nanterre (Arcun), et les libertaires de la Liaison des étudiants anarchistes (LEA) peuvent respectivement compter sur 30 à 40 personnes. JCR et étudiants anarchistes se trouvent engagés, ensemble, dans l’inédit Mouvement du 22 Mars.

Nanterre est également une faculté sans doute plus populaire, bien que située dans l’Ouest parisien. La cité universitaire, au cœur du campus, compte 1 500 locataires, étudiants provinciaux, étrangers, plus pauvres, boursiers souvent, qui ne peuvent se loger à Paris. L’Arcun a 800 adhérents. C’est là qu’en mars 1967, et de nouveau en février 1968, des mouvements vont bien au-delà de la dimension strictement matérielle, puisque les règlements intérieurs – qui interdisent que les garçons se rendent dans les bâtiments des filles – sont contestés : ce seront des occupations des bâtiments des étudiantes. La sexualité : voilà un thème que les militants n’abordaient pas, ou alors uniquement en privé, contrairement aux nouvelles générations.

 

De la fac à la rue

 

En novembre 1967, contre le plan Fouchet et, plus concrètement, pour des équivalences entre l’ancienne et la nouvelle licence, contre la réduction du nombre de travaux pratiques, pour la représentation étudiante au sein des assemblées de faculté, une semaine de grève extrêmement massive – 20 % d’étudiants en cours et une assemblée générale de 2 500 personnes – apparaît comme le prélude à des formes d’organisation et de démocratie directe tranchant avec les pratiques antérieures traditionnelles (les étudiants font grève, le syndicat décide). Ainsi, sont élus des délégués d’amphis, de travaux dirigés et le comité de grève rassemble pour moitié des syndiqués, pour moitié des non-syndiqués.

Xavier Langlade, militant JCR de Nanterre, est arrêté après une action du Comité Viêt-nam national (CVN) contre une agence American Express place de l’Opéra. L’occupation du 22 mars fait suite à la protestation contre cette arrestation. L’administration répond par la fermeture de la faculté, ce qui n’empêche pas la tenue d’une « journée pelouses », le 29 mars, avec des « commissions » qui se tiennent à l’extérieur des bâtiments. À la réouverture de la faculté, la tenue d’une grande assemblée générale prouve que les militants ne sont pas une « minorité » isolée. À Toulouse – dont l’étudiant nanterrois Daniel Bensaïd est originaire –, s’est créé le Mouvement du 25 avril et, à la Sorbonne, le Mouvement d’action universitaire, structures hybrides, à l’image du 22 Mars. Les vacances de Pâques ne calment pas « l’agitation », ce qui provoque de nouveau la fermeture de Nanterre, fin avril, et le meeting de protestation du 3 mai 1968 à la Sorbonne, investie par les CRS qui y arrêtent les étudiants présents. Ce qui amène la riposte dans la rue… Mais, là, nous entrons dans le joli mois de mai.


Robi Morder


 

Esprit de Mai
Espoir enfoui, toujours renaissant


"L'esprit de Mai" hante les hommes de pouvoir. Comme si l'idée de liberté restait tapie dans l'ombre de l'ordre existant ; toujours menaçante, elle subsiste à l'état latent, dans l'incapacité de se dire dans les termes ordinaires du langage politique, elle échappe à ce qui est repérable au sein des organisations.


Ni esprit d'un peuple, ni pensée collective, ni perspective alternative à la permanence du capitalisme, l'esprit de Mai se dérobe aux catégories identifiables en politique. Ni rupture au sens traditionnel, ni mythe, l'idée de liberté traverse les querelles idéologiques sans jamais se laisser capter par le moindre de leur réseau. L'espoir toujours renaissant d'une mise en question de la domination de l'Homme sur l'autre, différent, ne cesse de resurgir depuis les promesses ouvertes par les révolutions européennes.
Or, on insiste souvent sur le caractère "révolutionnaire" des mouvements qui ont marqué la période allant de 1967 à 1975 (environ). Si l'on regarde les résultats obtenus en France, on demeure sceptique quant à la portée subversive de Mai : dans le meilleur des cas, une grande volonté de changement s'est exprimée majoritairement dans les couches populaires par le vote de 1981 en faveur de Mitterrand. Pourtant, malgré la distance abyssale qui sépare les espérances des réalités, on est obligé de constater que les années 1968 ont marqué le début de mouvements que l'on appelle couramment "sociaux" parce qu'ils remettent en cause des sections décisives des rapports d'exploitation et de domination qui structurent les sociétés capitalistes. En cela l'esprit de Mai, toujours résurgent, est subversif parce qu'il signifie la résistance au libéralisme triomphant, l'utopie intempestive, par excellence, celle qui n'a pas de place dans l'ordre hiérarchique existant.
Nous savons désormais que l'idée d'émancipation n'a cessé d'accompagner tous les épisodes révolutionnaires. Mais, pour l'essentiel, elle est restée inaccessible aux historiens trop attentifs aux traces laissées par les interprétations politiques dont elle a fait l'objet. La volonté de transformation des rapports sociaux, dans l'immédiateté de la lutte, sans être mise en discours, a fait le mouvement de l'Histoire en mobilisant tous ceux dont l'espoir était d'échapper aux réalités. Mais les besoins multiples, exprimés souvent de manière contradictoire, intraduisibles dans le langage des autorités, sans perspective identifiable en politique, irréductibles au devenir construit des catégories - du peuple à la nation, de la république au socialisme - se sont heurtés au mur des interprétations qui longtemps ont voulu imposer un sens à l'Histoire. La question des débouchés politiques a toujours fait l'actualité du passé et, par sa capacité à être globalisée dans le discours, l'a emporté sur les diversités revendicatives subjectives et donc plurielles qui sont toujours à l'origine des mobilisations et des engagements.
De l'émancipation des prolétaires en 1830 à la République sociale de 1848, au communisme des années 1920 en passant par la défense du Paris libre de la Commune de 1871, on a longtemps oublié ces incises critiques. Qualifiées d'utopiques, elles furent inassimilables au devenir historique dans la progressivité des droits des dominés. Et que dire de ces féministes qui, dès 1832, s'insurgeaient contre les marques de la domination dont les épouses faisaient l'objet, contraintes, qu'elles étaient déjà par la coutume de porter le nom du mari. L'émancipation des femmes comme la liberté du prolétaire, au sens commun du terme, n'ont été comprises qu'à travers les perspectives tracées pour le bien d'une communauté imaginaire, investie d'une vocation révolutionnaire par des porte-parole autorisés par le sens de l'Histoire dont leurs discours étaient porteurs.

Une rupture

Si Mai 68 marque une rupture, c'est précisément avec l'illusion d'un discours révolutionnaire qui masqua, dans le long temps de l'histoire, les volontés émancipatrices des individus. Ces nécessités subjectives restèrent intraduisibles dans le langage des organisations politiques structurées selon une hiérarchie fondée sur le pouvoir des uns sur les autres. De mai 1968, il est resté des slogans comme : "il est interdit d'interdire" ; discours subversif dans l'énoncé, mais qui très vite trouva des petits arrangements avec les dispositifs des dominations reconstituées. Expression d'une résistance, elle subsiste pourtant, tel un chiffon rouge que les autorités agitent pour effaroucher le nanti, sans croire à ses capacités de déstabiliser le système en place.
Plus dangereux, aujourd'hui, est la renaissance de l'esprit de Mai. Une renaissance radicalement autre, qui vient du souterrain des choses, comme dirait Benjamin. Différente, elle se dérobe massivement aux mailles des organisations. Ce que craignent tous les privilégiés du système - privilégiés du savoir, des pouvoirs politiques, possesseurs de biens virtuels ou palpables - ce n'est pas le désordre des "désirs", c'est la volonté de se libérer des contraintes et des représentations de tous ordres, comme l'a si bien analysé Michel Foucault. Le mouvement féministe l'avait compris dans les années 1970 lorsqu'il rejeta toute référence théorique, fusse-t-elle révolutionnaire, qui ne prenait pas en compte la lutte contre l'idée de domination dans le quotidien des relations politiques, sociales et privées. C'est pourquoi ces conflits, dits sociaux, surtout depuis 1995, restent rétifs à tout débouché politique issu des dispositifs du pouvoir de "représenter les autres" qui, souvent, sans le dire de manière explicite, demandent aux sujets révoltés de déléguer leur pouvoir d'agir et donc d'être. La renaissance de mai est celle du visage en pleur de l'employée de chez Wonder qui, mieux que personne, savait ce que signifiait, au quotidien, la reprise du travail dans l'ordre existant : la fin de tout espoir de changement, quels que soient les discours réformistes ou révolutionnaires qui accompagnèrent ce qu'il faut bien appeler l'échec de Mai, du point de vue des
dominés.

Démocratie moderne

L'espoir enfoui, jamais détruit, réémerge à la faveur des dysfonctionnements de ce qui est mal nommé la mondialisation. Le refoulé du politique prend la forme de mouvements sociaux incontrôlables dans le cadre des hiérarchies mises en place par les organisations "représentatives" qui, malgré les rappels répétés des féministes, écartent le fondement même de la reproduction du système : l'exercice hiérarchique du pouvoir, transformé en règle de domination. C'est aussi une des raisons pour lesquelles on assiste au désarroi des intellectuels et à leur impuissance théorique, incapables aujourd'hui de comprendre que l'engagement, au sens sartrien du terme, n'appartient plus à l'élite de ceux qui pensent à la place des autres.
Le "débouché" politique ne peut et ne pourra être trouvé qu'à deux conditions principales : tout d'abord que l'autonomie conquise "à la base" des mouvements se renforce constamment, aux niveaux national et international ; ensuite, que les perspectives politiques qui seront proposées ne se bornent pas à des mots d'ordre immédiats, tels que les formulent traditionnellement les organisations de gauche et d'extrême gauche, mais traduisent clairement la volonté de mutation globale des rapports sociaux. La fondation de la démocratie moderne est désormais à l'ordre du jour.

Michèle Riot-Sarcey et Denis Berger.

Rouge 2028 31/07/03


Le coup d'envoi de « Mai 1968 »
 
Article paru dans "Lutte Ouvrière" du 30-04-2008

De Gaulle était arrivé au pouvoir dix ans auparavant, après l'émeute algéroise du 13 mai 1958 déclenchée par les partisans de l'Algérie française, au terme d'une quinzaine marquée par un véritable chantage à la guerre civile. Les dirigeants des syndicats, dont la CGT, le principal d'entre eux, et des partis de gauche, dont le Parti Communiste Français, avaient dénoncé son « pouvoir monarchiste », mais s'abritaient derrière l'idée qu'on ne pouvait rien faire contre ce « pouvoir fort », pour justifier leur attitude timorée. C'est cette idée-là que les manifestations étudiantes qui se déroulèrent du 3 au 10 mai 1968 firent voler en éclats.

La situation politique à la veille de mai 1968.

Une large fraction de cette jeunesse étudiante s'était politisée depuis quelques années. Cela avait commencé avec l'opposition à la guerre d'Algérie. Mais elle ne s'était pas tournée vers les partis de la gauche traditionnelle. Ni vers le Parti Socialiste, qui s'était si profondément compromis dans la répression en Algérie. Ni vers le Parti Communiste qui, après avoir voté les pouvoirs spéciaux à Guy Mollet, s'était montré singulièrement passif, laissant l'UNEF, le principal syndicat étudiant, manifester seule en octobre 1960 pour le droit à l'indépendance du peuple algérien.

À la veille de 1968, c'est une autre guerre, celle que l'impérialisme américain livrait au Vietnam, qui mobilisa une fraction de la jeunesse universitaire. Et dans ce contexte les groupes révolutionnaires, ceux que L'Humanité appelait les « gauchistes », se renforcèrent sensiblement.

L'étincelle : la révolte étudiante.

Au printemps 1968, les facultés furent le théâtre d'une certaine agitation, en particulier à Nanterre. Les revendications des étudiants étaient confuses : à celles d'une réforme de l'enseignement, de la disparition de règlements de caserne régissant la vie dans les facultés, se mêlait une contestation de la société.

Suite à la décision du doyen de la faculté de Nanterre de fermer celle-ci se tint, le 3 mai, un meeting de protestation à la Sorbonne. La police intervint, investissant la faculté et embarquant les étudiants rassemblés dans la cour pour ce meeting. Des manifestations de protestation contre ces arrestations, des bagarres, éclatèrent alors au Quartier latin. Les affrontements entre étudiants et forces de police furent très violents. La Sorbonne fut fermée à son tour. Suite à cela, et en riposte à des condamnations d'étudiants à des peines de prison ferme, l'UNEF appela à la grève générale et illimitée à partir du 6 mai et à une manifestation ce jour-là devant la Sorbonne.

Durant une semaine, du 6 mai au 10 mai, de grandes manifestations se déroulèrent à Paris, ainsi que dans nombre de villes de province, comme Toulouse, Caen ou Strasbourg. Les étudiants ne manifestaient plus seulement pour leurs revendications, mais pour protester contre les brutalités policières et obtenir la libération de leurs camarades emprisonnés.

Aux revendications de la jeunesse étudiante, le pouvoir répondait par des CRS, des gendarmes mobiles, des matraques et des grenades lacrymogènes. Mais les étudiants ne se laissaient pas faire. Chaque nouvelle tentative d'intimidation amenait de nouvelles manifestations.

Au fil des jours, et des manifestations, la population prenait de plus en plus fait et cause pour ces jeunes étudiants, bientôt rejoints par les lycéens. La violence de la répression choquait. La détermination des jeunes manifestants, elle, forçait l'admiration, en particulier auprès des jeunes travailleurs qui voulaient tout autant en découdre. C'était en effet la première fois à Paris depuis bien longtemps que des manifestants tenaient tête à des policiers qui pour, nombre d'entre eux, avaient été « formés » durant la période de la guerre d'Algérie.

Le Parti Communiste, lui, ne soutenait pas les manifestants étudiants, bien au contraire. Il ne cessait de les dénigrer, les accusant d'être des « fils à papa », attribuant les violences dans les manifestations à des « provocateurs »... étudiants. Georges Marchais écrivait, dans L'Humanité du 3 mai, à propos de ceux qui étaient accusés d'être des meneurs : « Ces faux révolutionnaires doivent être énergiquement démasqués car, objectivement, ils servent les intérêts du pouvoir gaulliste et des grands monopoles capitalistes. » Rien que cela ! L'Humanité du dimanche 5 mai reproduisait un tract de l'Union des étudiants communistes, l'UEC, diffusé depuis deux jours au Quartier latin, qui dénonçait « la responsabilité du pouvoir et des aventuriers gauchistes. (...) Par leurs mots d'ordre aventuristes, par leur conception de l'action violente de petit groupe, ils n'offrent aucune perspective concrète et freinent la mobilisation massive des étudiants qui, seule, peut faire reculer le pouvoir. »

Durant la nuit du vendredi 10 mai, les étudiants parisiens, regroupés au Quartier latin, transformèrent celui-ci en un camp retranché, dont les barricades de la rue Gay-Lussac devinrent le symbole. Quand la police intervint, elle le fit avec une sauvagerie particulière, matraquant les secouristes, arrachant les blessés des brancards. Les blessés se comptèrent par centaines. La violence de la répression, décrite en direct, minute par minute, par les radio-reporters, souleva dans le pays une indignation si profonde que les syndicats ouvriers décidèrent cette fois d'appeler à une journée de manifestation et de grève générale pour le 13 mai, aux côtés de l'UNEF, en solidarité avec les étudiants, procédant à un revirement spectaculaire en appelant à manifester avec ceux que, la veille encore, ils traitaient d'irresponsables faisant le jeu du pouvoir.

Le 13 mai 1968 : une journée qui allait changer la situation politique du pays.

Le 13 mai, la grève paralysa le pays. Durant toute la journée, étudiants et ouvriers descendirent dans la rue par centaines de milliers un peu partout en France. Ils furent, d'après la presse, un million à défiler dans la capitale de la gare de l'Est à Denfert-Rochereau. On chantait L'Internationale, seuls flottaient les drapeaux rouges. Ouvriers et étudiants, malgré les réticences de la CGT, se mêlaient au coude à coude, conspuant De Gaulle aux cris de : « Dix ans ça suffit ! » L'enthousiasme était à son comble, les manifestants prenant conscience de leur force et de leur nombre. On n'avait pas vu une telle mobilisation depuis 1936.

Il ne s'agissait pas là d'une manifestation et d'une grève portant sur des revendications précises. Il s'agissait d'une grève politique. À la solidarité avec le mouvement étudiant venait s'ajouter le profond mécontentement de la population contre un pouvoir gaulliste qui monopolisait tout depuis dix ans.

Cette journée du 13 mai servit de détonateur à la grève générale. Le lendemain dans les entreprises, il y avait partout « de l'électricité dans l'air », comme le disait alors un ouvrier de Renault. Les premières grèves de la vague qui allait paralyser le pays tout entier éclatèrent en province dès le 14 mai. Du 13 mai au 25 mai, la grève allait se généraliser et donner aux événements de mai 1968 une autre dimension.

Aline RETESSE.

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