Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
NPA 27 -  Eure

"Nous sommes tous des grévistes"Par Marlène Benquet, doctorant en sociologie (ENS-EHESS), paru en tribune dans Libération

24 Juillet 2008 , Rédigé par LCR 27 Publié dans #Luttes Ouvrières

"Nous sommes tous des grévistes"

 

Par Marlène Benquet, doctorant en sociologie (ENS-EHESS), paru en tribune dans Libération du mardi 22 juillet.

Que pensait donc Nicolas Sarkozy quand il déclara le 5 juillet : « La France change beaucoup plus vite et beaucoup plus profondément qu’on ne le croit. Désormais, quand il y a une grève en France, personne ne s’en aperçoit » ? Probablement, comme Laurence Parisot, que les grèves relèvent d’un « goût un peu masochiste pour le conflit » et qu’à défaut de les faire disparaître, il était possible, en fermant les yeux, d’oublier leur gênante existence.

Pourtant, loin d’avoir disparu, les conflits sociaux se sont transformés ces dernières années. Et ce renouvellement de la cartographie des luttes sociales ne s’apparente en rien à une disparition.

A l’exception de l’année 1995, les années 1980-2000 ont été marquées par une baisse importante du nombre de jours de grève par an, mais on assiste depuis 1999 à une reprise quantitative des conflits sociaux, de leur taux de participation et du nombre de jours non travaillés. Les grèves sont légèrement plus nombreuses que durant la période précédente, plus longues et mieux suivies. De plus, si l’on intègre les arrêts de travail inférieurs à deux jours, les débrayages, les grèves du zèle et les grèves perlées, on constate ces dix dernières années une intensification majeure de la conflictualité. Entre 2002 et 2004, 10 % des établissements ont connu un débrayage contre 7,5 % entre 1996 et 1998 ce qui signifie que 38,8 % des salariés ont été concernés par un conflit collectif entre 1996 et 1998 contre 47,2 % entre 2002 et 2004 (chiffres issus de l’enquête de la Direction de l’animation et de la recherche des études et des statistiques dépendante du ministère du Travail). Cette remontée quantitative des luttes sociales se double de leur modification qualitative. La dernière décennie se caractérise aussi par un déplacement des sujets des mobilisations. D’une part, des secteurs du salariat traditionnellement extérieurs aux mobilisations collectives ont participé à d’importants mouvements sociaux. La Fnac, Castorama, certaines sociétés de nettoyage, Maxilivre, Monoprix, McDonald’s, la grande distribution, pour n’en citer que quelques-unes, ont connu des grèves longues et relativement suivies. Ces branches professionnelles, où la conjonction d’un statut d’emploi précaire, d’un fort taux de féminisation et d’une relative faiblesse syndicale freinait les possibilités objectives de participation à un conflit social, sont devenues des lieux de contestation salariale. Ces conflits « improbables » au regard du statut d’emploi des salariés concernés le sont de moins en moins d’un point de vue statistique.

D’autre part, apparaissent des mobilisations issues de l’extérieur du monde salarial. Les catégories de la population les plus menacées par une précarité sociale et économique sont entrées sur la scène publique et politique pour faire valoir leur droit à une véritable intégration sociale. La mobilisation des chômeurs de 1998 réunis derrière le slogan « On a tous la gueule de l’emploi », le mouvement des sans-logis mené par les Enfants de Don Quichotte l’hiver 2006 ou la grève des travailleurs sans papiers lancée en avril témoignent de ce phénomène : l’organisation collective de populations habituellement exclues des formes traditionnelles de l’action revendicative. La France invisible (La Découverte, 2006) décrite par Stéphane Beaud se donne à voir dans et par la lutte.

La dernière décennie signe une remontée et une extension de la conflictualité. Les conflits sociaux n’émergent plus uniquement à l’intérieur de la norme de l’emploi stable, mais du dehors de cette norme, pour exiger son extension. Les grèves ne sont pas invisibles, mais elles sont portées par des « invisibles » qui investissent les mobilisations et accèdent ainsi à une visibilité sociale et politique. Les sans-papiers, sans-logement, sans-travail commencent à pénétrer ce champ élargi de contestation sociale. Au fond, la cécité présidentielle n’exhibe que les limites de l’autopersuasion. A moins de croire à la pensée magique, elle ne peut rien sur l’existence de ce fait social têtu. Cacher ce qui dérange ne suffit pas à le faire disparaître.

 

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article